Ce colloque propose une réflexion critique sur les notions d’internement, sous ses différentes formes en retraçant leur évolution, des conceptions coloniales aux ‘archipels de détention’ actuels dans les régimes de migration.
Les logiques, les institutions et les pratiques d'enfermement, de concentration et d'internement individuels et collectifs en tant que tels sont des caractéristiques majeures de la modernité européenne (Foucault, 1972 et 1975) et du colonialisme européen et plus largement occidental. Ces logiques et pratiques ont également été mises en oeuvre par les États contre leurs propres populations. Les colonies ont souvent été des laboratoires de violence et de contrôle (Césaire, 2006 ; Arendt, 1951) depuis la Renaissance et l'invasion parallèle des Amériques par les Espagnols et les Portugais (Mignolo, 1995). Plus récemment au cours du 20e siècle, pendant l'entre-deux-guerres, l'Espagne franquiste et le Portugal salazariste ont déployé ces techniques contre des opposant·es politiques nationaux et des groupes jugés « indésirables ». Ces pratiques ont également été employées par l'Italie coloniale qui a souvent eu recours à la déportation et à l'internement d'opposants dans des colonies pénitentiaires situées dans des îles du sud de l'Italie (Di Pasquale, 2018) et dans toute la Libye (Ahmida, 2021). L'Italie fasciste et l'Allemagne nazie ont par la suite adapté et développé ces méthodes d'internement, les transformant finalement en l’un des aspects les plus marquants de la Seconde Guerre mondiale : les camps de concentration et d'extermination.
Moins connu et encore insuffisamment reconnu, l’enfermement collectif figure également dans les politiques et pratiques européennes d’après 1945, soit bien après que la nature et les conséquences de ces pratiques aient été mises en lumière. Depuis plusieurs années, les États membres de l'UE ont adopté des stratégies déplaçant la « gestion » de l'asile, des réfugiés et des (im)migrations dans des zones de confinement aussi éloignées que possible des centres urbains, des cadres juridiques et – géographiquement – du continent européen.
Ce recours contemporain à des lieux d'outre-mer comme les “centres” pour migrants en Libye ou en Tunisie, rend ces pratiques et ces personnes « invisibles » aux yeux de la législation nationale et de l'opinion publique. Ce fait est moins surprenant si l'on se souvient qu'à la naissance de ce qui est devenu l'Union européenne (CECA, 1951 ; CEE & EURATOM, 1957), la plupart des États membres était alors des empires coloniaux : l’Italie jusqu'en 1960, la Belgique et la France jusqu’en 1962, les Pays-Bas jusqu'en 1975 (Hansen & Jonson, 2022). Les défaites de l'Allemagne lors des deux guerres mondiales ont entraîné la perte de ses possessions coloniales, mais les pays qui ont rejoint ensuite la CEE comme le Portugal, l’Espagne, le Danemark, conservent comme la France et les Pays-Bas des possessions d’outre-mer. L'UE elle-même recense actuellement plusieurs pays et territoires d'outre-mer.
Ce colloque souhaite explorer de façon interdisciplinaire le croisement de l'histoire coloniale de l'Europe et des pratiques d’internement avant et après la seconde guerre mondiale, produisant la marginalisation des « indésirables » dans l'internement. Nous souhaitons l’étudier dans le temps long, depuis la Renaissance jusqu’aux impérialismes des 19ème et 20ème siècle, dans une perspective prenant en compte les hiérarchies épistémiques qui se sont imposées sur ces questions. L'objectif est double : mettre en lumière les pratiques coloniales des internements depuis les débuts de l'expansion européenne, en faisant appel à la notion de colonialité (Quijano, 2000), d’une part ; explorer d’autre part les héritages coloniaux dans les pratiques européennes contemporaines de construction de certaines populations comme dangereuses, et comment cette différence, ce risque, voire ce danger sont légiférés, surveillés, policés, “gérés” et plus généralement théorisés. Mais aussi comment les « classes dangereuses » se sont reconfigurées au fil des siècles – des femmes indésirables enfermées au château de Loches (Val de Loire) aux XVIe et XVIIe siècles, aux représentations du prolétariat urbain dans le capitalisme naissant à leurs dérivations inquiétantes dans le monde contemporain.